2 ans auparavant, Lise & Morgan

En rentrant le soir, Morgan trouva Lise qui l'attendait attablée dans le salon. Morgan comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose. Elle vint auprès de Lise qui se leva pour lui faire face. Elle la regarda avec une attention intriguée. Lise avait des marques rouges sur le visage.

— Je me suis fait agresser, fit Lise d'une petite voix où Morgan perçut la peur et la colère que Lise avait contenues en l'attendant.

— Pardon ? demanda doucement Morgan.

Pourtant, le cœur battant, elle savait : Rita avait eu raison. Lise expliqua :

— Ce soir, quand je suis descendue dans le garage de la clinique, un type est monté dans ma voiture. Il était très grand et très fort. Il avait des mains comme des étaux, une espèce de masque en filet sur le visage. Il m'a coincée. J'ai tenté de me débattre, mais plus je bougeais, plus il me faisait mal. Il m'a attachée avec une sorte de bande adhésive. Elle montra ses poignets violacés. Je me suis mise à crier, il m'a bâillonnée avec la même Schwartzerie collante. Elle se passa impulsivement une main sur la bouche.

« Ce qui m'a fait peur, c'est qu'il faisait comme s'il avait tout son temps. Ensuite, il m'a léché les oreilles et le cou en me bavant dessus, il sentait l'ail et la sueur, c'était répugnant. Il m'a dit des trucs dégoûtants et malsains. Il avait un vocabulaire très explicite. Il savait que je couchais avec une femme et aussi que tu es noire, et ça, je ne l'ai pas dit à la police. Sur la fin, il a glissé sa sale patte dans mon pantalon, je n'ai même pas pu l'en empêcher. Il voulait me faire mal et il y est très bien arrivé. Et puis, il est parti. Il m'a plantée là. Il a disparu. Je me suis débarrassée de mes liens toute seule. C'est en fait à cause de cela que j'ai ces marques aux poignets, et j'ai appelé la police. J'ai porté plainte. La police m'a dit qu'il avait neutralisé les caméras du garage, et qu'il portait des gants. La police a dit qu'ils n'avaient rien pour le retrouver, sauf peut-être un peu d'ADN. Ils ont passé ma voiture à l'aspirateur. Ils ont dit qu'à moins qu'il soit fiché, cela ne pouvait servir qu'à le confondre au cas où il serait pris à une autre occasion.

Morgan sentit que Lise allait éclater en sanglot et elle la prit dans ses bras, la serra contre elle. Elle pensa, avec toute l'intensité possible que l'écœurement sincère peut avoir : Schwartz ! Toute la culpabilité du monde était sur elle. Rita t'avait prévenue, tu aurais dû lui en parler. Elle cajola Lise sans rien dire. Elle se sentait si mal, si coupable, le poids de son regret était si grand, si soudain, si insupportable, qu'elle se serait volontiers coupé une main, là, sur la table, d'un coup de hachoir, ou de n'importe quel instrument ressemblant à une hache, si cela avait pu soulager Lise, si cela avait pu effacer l'ineffaçable. Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas eu de pulsion autodestructrice aussi forte depuis le jour où elle avait appris la disparition de sa famille à Soldier Fields et cela la troubla encore plus fort. Elle serra Lise dans ses bras.

— Il faut que je te parle, lui fit-elle, et elle l'entraîna dans le jardin. Lise se laissa guider en la regardant avec perplexité. Quand elles furent arrivées tout au bout, Morgan reprit :

« Je préfère te parler ici, parce qu'il y a des micros dans la maison, et aussi des caméras.

Lise ouvrit de grands yeux, puis elle fronça les sourcils :

— Des caméras, des micros ? Elle secoua la tête. Qui ? Pour quoi faire ?

— Quelqu'un, je ne sais pas qui, mais ce n'est pas une affaire d'amateurs, quelqu'un essaye de me faire chanter, de me faire faire quelque chose, et cela a un rapport avec l'astroport, mais je ne sais pas encore quoi.

Elle parlait très bas en tournant sur elle-même comme si elle scrutait les alentours.

« Pour faire pression sur moi, ils m'ont menacée de révéler notre liaison à l'ASI. Tu sais combien l'ambiance est homophobe ces temps-ci.

— Comment ont-ils fait pour le savoir ? Theresa ?

Morgan secoua la tête.

— Je ne crois pas.

— Comment alors ?

— Cela n'a pas beaucoup d'importance maintenant, le mal est fait. Mais sache qu'ils nous espionnent au moins depuis ce week-end à Kourou.

Lise fronça les sourcils. Elle se tenait toute droite, ses bras serrés autour d'elle comme si elle avait froid. Elles se regardèrent, Morgan vit combien Lise était sombre, mais elle semblait déterminée.

« Et qu'est-ce que tu vas faire ?

— Pour l'instant, j'ai tenté de faire comme si leur menace ne m'intimidait pas beaucoup.

À nouveau, Morgan tourna sur elle-même comme pour vérifier qu'elles étaient seules, et puis elle se remit face à Lise et poursuivit toujours aussi bas :

« C'était une erreur. La deuxième erreur que j'ai commise, c'était de ne pas t'en parler, alors que je craignais justement qu'ils tentent quelque chose. En fait, j'en ai été avertie par cette IA que j'ai ramenée l'autre jour, et qui sert de liaison entre eux et moi. Donc, je suis certaine qu'ils ont envoyé ce type. Ils voulaient me faire peur, à travers toi.

Lise la regarda, hébétée, mais il n'était plus question de larmes, elle réfléchissait.

— Et qu'est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais pas. Sincèrement, je ne sais pas. Par contre, ils ont raison sur un point : je ne supporte pas que l'on te fasse du mal.

— Je suppose que tu as déjà éliminé l'idée de faire appel à la police ?

— Oui, comme celle de me mettre sous la protection des deux services de contre-espionnage auxquels je devrais avant tout en rendre compte. C'est d'ailleurs là qu'ils sont machiavéliques quand ils s'attaquent à toi : police égal révélation de la raison pour laquelle ton agression est reliée à la nature du chantage, égal mise au courant de l'ASI et de l'USAF que nous vivons ensembles, égal vidage de la gouine Morgan en quatrième vitesse, s'il vous plaît.

Lise hocha tristement la tête, c'était imparable.

— Je suis dégoûtée, et aussi je tiens à te dire que je n'aime pas que tu utilises ce mot-là non plus.

— C'est le mot qu'ils utiliseraient pour nous traîner dans la boue. Regarde-moi : je suis noire et j'ai été élevée dans le pays le plus riche du monde, le pays où les gens sont sincèrement convaincus d'avoir le mode de vie le meilleur du monde et les plus hautes valeurs morales. Pourtant, c'est un pays où même après avoir eu un président noir, les pauvres se comptent majoritairement au sein des minorités raciales. Et on dirait que personne n'ose vraiment se demander pourquoi. C'est aussi le seul pays civilisé où dans certains endroits on n'a toujours pas aboli la peine de mort, mais l'avortement est illégal. Alors, crois-moi, je suis très bien placée pour savoir ce que c'est qu'être du mauvais côté de la barrière du point de vue d'une croyance ou d'une conception morale. Il n'y a rien de rationnel là-dedans, juste la fureur de gens qui sont certains d'avoir raison. Quant à la tolérance pour l'homosexualité, tu sais bien qu'avec le retour des religions, la situation s'est considérablement aggravée. Et comme il faut même oublier un paquet des pays qui essayent de ne plus juste faire semblant d'être des démocraties, je ne te parle pas de ceux qui ne font même pas semblant d'en être ! Alors, je peux te décrire par le menu ce qui nous arriverait si on nous jetait en pâture à cette faune d'abrutis bourrés de convictions. Et je ne veux pas me retrouver en croisade. Militer pour avoir le droit d'être avec toi ? Schwartz ! Qu'ils aillent en enfer !

— Morgan, je sais, je sais, soupira Lise. Dis-moi plutôt : qu'est-ce que ces gens veulent te faire faire ?

— Je te l'ai dit : je ne sais pas encore.

— Ce sont peut-être des terroristes qui veulent t'utiliser pour faire un attentat !

— Non. Je ne participerais jamais à une manœuvre terroriste, même de force. Je préférerais me faire tuer sur place. Je suis certaine qu'ils le savent. En fait, quelque chose me dit que c'est même un paramètre important de l'affaire, une sorte de critère de confiance. Non, je pencherais plutôt pour une manipulation plus sophistiquée, peut-être de l'espionnage, ou peut-être même quelque chose de bassement crapuleux, du vol, ou un trafic à la con, mais j'ai du mal à croire à ça.

— Tu t'es demandé pourquoi ils t'avaient choisie.

Morgan eut un petit rire triste.

— Tu penses bien !

— Et alors ?

— Je suppose qu'en premier lieu, je dois convenir à leurs critères de compétence. Et je crois que surtout, surtout, je suis une cible facile. C'est vrai ! Elle fit un signe des mains pour se désigner du haut en bas : J'exagère : une femme, noire et lesbienne, tu parles ! En plus, mon accident a failli me faire virer de l'ASI, mais mon ambition et ma passion me forcent à m'accrocher, tandis que ma sortie de secours par l'USAF se révèle en l'occurrence être pire qu'une planche pourrie.

Elle regarda Lise, qui ouvrit de grands yeux et s'écria :

— Ne cède pas à cause de moi !

— Lise, la situation ne peut pas se décrire de cette façon. De mon point de vue, il n'y a pas toi d'un côté, et moi d'un autre côté.

— C'est aussi mon point de vue. Nous sommes ensembles et je veux que tu saches que tu peux compter sur moi. Cette agression prouve qu'ils savent que tu n'es pas du genre que l'on fait plier facilement. Ils cherchent ton point sensible, ils pensent que c'est moi. Alors, je te dis : je ne suis pas fragile, n'essaye pas de me protéger plus que toi, ne cède pas. Ce salaud m'a fait très mal et très peur, mais j'en guérirai, j'en ai vu d'autres.

Morgan hocha la tête. Elle répondit :

— Reste là.

Elle courut à la maison. Elle revint avec un objet noir et orange dans la main.

« C'est un Tazer, fit-elle. Une arme de défense.

— Je connais, répondit Lise, choc électrique intense.

— Je veux que tu le mettes dans ton sac. Le premier qui s'approche, tu lui en mets un coup. Regarde, il s'arme automatiquement quand tu serres la crosse dans ta main, comme cela. Tu entends la capacité qui se charge ? Il ne faut qu'une seconde. Et la détente est là. Tu vises le ventre, portée efficace dix mètres. Mais de toute façon, si tu dois l'utiliser, ce sera à bout portant.

Lise secoua la tête.

— Je t'ai dis à quel point j'avais horreur des armes.

— Lise, ce n'est pas une arme mortelle. Je ne veux pas que tu tues ou que tu blesses quelqu'un, il s'agit d'autodéfense. C'est très simple : tu vois une personne louche, vous êtes seuls, il s'approche, ou alors il t'attend. Tu sais déjà évaluer une situation comme celle-là : la seule différence c'est de glisser ta main dans ton sac, et de prendre le Tazer. C'est très facile. Si tu as un doute, garde-le caché, mais pas dans le sac, trop facile de te coincer la main là-dedans. Cache-le derrière toi, comme cela, et garde tes distances. S'il s'approche, recule.

Morgan mimait la scène en même temps qu'elle la décrivait, elle fit un pas en arrière, puis un autre sur le côté.

« Si c'est une erreur, il s'arrêtera. Sinon, c'est une agression. Alors, surtout, ne réfléchis pas ! N'attends pas qu'il t'ait coincée, ne lui donne pas l'occasion de t'empêcher de te défendre. Un agresseur s'approche de façon décontractée avant d'accélérer de façon foudroyante, plus tu le laisses venir près de toi, plus tu lui donnes de chance de te neutraliser. Si tu as le Tazer dans une main, caches les deux mains, il ne saura pas laquelle attraper, ou alors utilises ta main libre pour le distraire. Et souviens-toi de la seule chose importante : tu ne négocies pas, tu ne menaces pas, tu ne prends pas le temps de réfléchir : tu tires. On est d'accord ?

Morgan tendit l'arme à Lise, qui secoua la tête à regret.

— Même si ce n'est pas une arme mortelle, ce n'est pas une bonne solution.

— Je suis d'accord que ce n'est pas une bonne solution, concéda Morgan, mais s'en est une, et crois-moi, il faut qu'on s'accroche à tout ce que l'on peut trouver. Je veux que ce mec ait une mauvaise surprise s'il revient te faire une visite avec l'idée que tu es un gibier facile. Est-ce que tu es un gibier facile ?

Morgan avait trouvé la formule convaincante. Lise jeta à Morgan un regard sombre.

— Non, répondit-elle fermement. Elle prit l'arme, sinistre, mais résolue.

— On fait comme ça, conclut Morgan. Il faut aussi que tu verrouilles ta voiture dès que tu es dedans et que tu regardes aux alentours avant de sortir quand tu es seule, même chose pour la maison. Il ne reviendra pas dans ce garage. Ces types sont des pros, ils n'en prendront pas le risque.

Elle avait raison. Cependant, en omettant d'extrapoler le raisonnement, elle manqua l'occasion d'entrevoir la suite.